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De La fièvre hexagonale, histoire des grandes crises politiques, à La France et les juifs en passant par La gauche au pouvoir : l’héritage du Front populaire, ses ouvrages classiques sont une lecture indispensable pour cerner les tumultes politiques actuels. Michel Winock, l’un de nos plus éminents historiens, a beaucoup travaillé sur le socialisme comme sur l’extrême droite et la question de l’antisémitisme. Crépuscule du macronisme, arrivée possible de l’extrême droite au pouvoir (“Il n’y a pas de précédent dans notre pays, si ce n’est le régime du maréchal Pétain”), mythe du Front populaire, purges au sein de LFI… Aujourd’hui âgé de 87 ans, le professeur émérite des universités à Science Po analyse pour L’Express les enjeux historiques de ces élections législatives. “Je ne puis imaginer aujourd’hui un gouvernement par le Rassemblement national sans troubles profonds dans le pays”, avertit-il. Michel Winock attribue également un “zéro pointé” en histoire à Olivier Faure, suite aux propos du premier secrétaire du Parti socialiste minimisant les clivages à gauche ou assurant que la gauche a toujours été “au rendez-vous” dans la lutte contre l’antisémitisme…

L’Express : Il y a quelques mois, vous nous déclariez : “Si Macron est un vrai leader, il a en revanche oublié qu’un leader ne peut se suffire à lui-même.” Le macronisme n’aura-t-il été, finalement, que le mouvement d’un seul homme ?

Michel Winock : Je n’ai jamais cru au “macronisme” comme système politique. Son originalité est d’être un centrisme qui gouverne. Le gouvernement “au” centre a caractérisé la plupart des gouvernements républicains ; mais, cette fois il s’agissait d’un gouvernement “du” centre, rejetant la gauche et la droite ou, si l’on veut, s’identifiant par des principes ou des valeurs et de gauche et de droite. L’erreur d’Emmanuel Macron, à mes yeux, est de n’avoir su ou voulu, soit avant 2017 soit au lendemain de son élection à la présidence de la République, construire un vrai parti politique, à même de s’enraciner dans les treize régions et les 36 000 communes françaises. Gouverner d’en-haut semble toujours l’inspirer.

Dans La Fièvre hexagonale, vous reveniez sur les grandes crises politiques des IIIe et IVe Républiques. Comment l’historien juge-t-il la crise actuelle ?

Les grandes crises politiques sont celles qui remettent en question le régime en place et qui parfois l’abattent pour le remplacer. Nous ne serons véritablement en crise politique, à mes yeux, qu’à l’issue des prochaines élections législatives. Soit elles débouchent sur l’ingouvernabilité, en raison d’une tripartition rigide à l’Assemblée, et alors que le président ne peut plus la dissoudre avant une année ; soit elles portent au pouvoir l’extrême droite : les conséquences risqueraient de plonger le pays dans le chaos.

N’assistons-nous pas à la fin de la tripartition et à un retour du clivage gauche-droite, mais sous une forme plus polarisée et radicalisée ?

Depuis 2017, la bipartition s’est brisée à la suite de l’effondrement des deux partis de gouvernement, Les Républicains (LR) et le Parti socialiste (PS), dont la vocation était de gouverner alternativement. L’arrivée au pouvoir du centre macronien a eu pour effet de rendre l’alternance problématique en favorisant la montée aux extrêmes. La tripartition qui en a résulté ne semble pas dissoute, car un bloc central résiste aux deux extrêmes : la droite républicaine anti-Ciotti, l’ancienne majorité macronienne et, pour le moment, masqués par le cartel électoral du Nouveau Front populaire, les socialistes qui ont voté Glucksmann et qui ne sont pas disposés à laisser La France insoumise (LFI) gouverner la France. Mais le problème du jour est que ce bloc central n’est qu’hypothétique, informel, tributaire des modérés de gauche et de droite qui n’ont guère la culture et la pratique des coalitions comme dans les autres pays européens.

Olivier Faure n’hésite pas à passer pour un cancre

Un parti d’extrême droite est en passe de prendre le pouvoir en France. L’histoire peut-elle nous éclairer sur ce qui pourrait se passer une fois le RN aux commandes ?

Il n’y a pas de précédent dans notre pays, si ce n’est le régime du maréchal Pétain qui n’a existé qu’en raison de l’Occupation allemande. Le pétainisme a survécu à la défaite de l’Allemagne hitlérienne à travers des publications diverses, des personnalités, des nostalgies individuelles, mais surtout le relais a été pris par la création du Front national, ouvertement néo-pétainiste dans les années 1980 sous la houlette de Jean-Marie Le Pen. Celui-ci n’avait nullement l’ambition de prendre le pouvoir ; il se contentait de faire prospérer sa boutique.

Tout a changé avec l’arrivée de sa fille Marine à la tête de l’organisation. Abandonnant les oripeaux du père, elle a conçu la possibilité de gouverner un jour le pays en mettant en sourdine tout ce qui pouvait y faire obstacle : les obsessions de son géniteur, l’antisémitisme, l’antigaullisme… Tout ce qui fut appelé la dédiabolisation. Cette mue est en voie de favoriser son accès au pouvoir. Cela, à mon sens, ne pourra se produire sans troubles, sans résistance, sans tumultes. Car qu’il le veuille ou non, le RN reste un parti d’extrême droite, xénophobe, anti-européen, un national-populisme identitaire, dont les racines plongent dans le terreau antirépublicain.

L’une des éventualités pourrait s’appeler guerre civile. Je ne puis imaginer aujourd’hui un gouvernement par le Rassemblement national sans troubles profonds dans le pays. La France n’est pas l’Italie, et Bardella comme Le Pen n’ont pas eu, contrairement à Meloni, l’expérience du pouvoir dans une coalition (avec Berlusconi). D’autre part, nous reviendrions à une séquence de cohabitation qui, contrairement aux précédentes, serait très conflictuelle entre le président et le Premier ministre. Ne parlons pas des effets économiques, financiers, commerciaux : le déclassement de la France en Europe et dans le monde s’annonce déjà. Conflit au sommet de l’État, conflit dans la société, guerre civile larvée ou réelle… Les Français qui, en votant pour le RN, ont cru en attendre le rétablissement de l’ordre et de la tranquillité, risquent d’être profondément leurrés.

Avez-vous été surpris par la rapidité de l’alliance à gauche, et l’appel immédiat au mythe du Front populaire ?

Oui, sans doute, car, depuis le 7 octobre 2023, la Nupes avait explosé. Mais deux ressorts ont joué pour recréer une Nupes bis. D’abord la victoire écrasante du Rassemblement national aux Européennes, qui menace la France d’une arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Mais aussi, la défense électorale des positions acquises et à améliorer. Vous savez quand, en 1935, s’est constitué le Front populaire regroupant les trois grands partis de gauche, socialiste, communiste et radical, l’intérêt électoral pour les radicaux était majeur, même s’ils partageaient avec les deux partis ouvriers le même discours antifasciste. À l’époque, chaque parti présentait son candidat dans chaque circonscription, et, au second tour, on s’abstenait en faveur du candidat le mieux placé. Ces désistements ont, pour la plupart, parfaitement fonctionné, et c’est bien cette entente qui a permis la victoire des gauches en avril-mai 1936. Aujourd’hui, autre méthode, celle du candidat unique. Le problème est l’hégémonie exercée par LFI, qui se taille la part du lion dans l’investiture des candidats.

Cette union, avant tout électorale, s’est faite au nom du Front populaire. C’est de bonne guerre, car il existe encore un mythe historique du grand rassemblement de 1936, débouchant sur des grèves sans précédent et sur des lois sociales légendaires, comme celle des congés payés, nullement prévues dans le programme du Front populaire. L’évocation d’un bouleversement politico-social, qui s’est appelé le “gouvernement des masses”, a donné à l’épisode et à la formule sa force mythique de référence. Le contexte, les acteurs, le rapport des forces entre les alliés, la situation même de la France, tout est différent entre 1936 et 2024, mais François Ruffin peut se targuer d’avoir su réutiliser un mythe porteur, malgré l’échec politique du Front de 36 qui implosa en raison de ses contradictions internes.

Dans Le Monde, le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, a assuré que l’idée des “deux gauches irréconciliables” avait tout d’une “mauvaise histoire”. Serait-ce un mythe ?

Olivier Faure, pour les besoins de la campagne électorale du PS, n’hésite pas à passer pour un cancre. Dès le début de l’histoire de la gauche, qui commence en 1789, on peut dire que le pluriel s’est imposé. Deux gauches (au moins) se sont constituées et, à travers leurs avatars, sont restées le plus souvent divisées, voire ennemies. Les radicaux contre les opportunistes (républicains modérés) au début de la IIIe République, communistes et socialistes jusqu’en juin 1934, socialistes et communistes sous la IVe République… Sous la Ve, on a assisté aussi aux divisions internes du PS jusqu’à l’épisode des frondeurs sous Hollande : la guerre socialo-socialiste… Et qu’on nous dise aujourd’hui quelle vision commune existe entre les électeurs de la liste LFI et ceux de la liste Glucksmann aux Européennes ? Il y a bien dans l’histoire des gauches, l’opposition entre la gauche soi-disant révolutionnaire et la gauche de gouvernement, dite aujourd’hui “social-démocrate”.

Olivier Faure a aussi déclaré que “la gauche a toujours été au rendez-vous de la lutte contre l’antisémitisme”. Qu’en pense l’historien spécialiste, auteur de La France et les Juifs, de 1789 à nos jours ?

Là encore, un zéro pointé pour Olivier Faure. Assurément, l’antisémitisme est dans l’ADN de l’extrême droite ; il suffirait de gratter un peu les dénégations de Marine Le Pen… Libération pouvait titrer une enquête : “Antisémites, racistes, complotistes : les candidats RN n’ont pas changé.” Cependant, jusqu’à l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme n’était nullement un tabou à gauche. Charles Fourier tout comme Joseph Proudhon, les guides du premier socialisme, ont développé leur hostilité aux juifs. C’est un disciple de Fourier, Alphonse Toussenel, qui écrivit en 1844 les Juifs rois de l’époque, qui inspira Edouard Drumont, l’auteur de La France Juive, en 1886. Qu’Olivier Faure lise ou relise La Question juive de Marx (“L’argent est le dieu jaloux d’Israël…”) Plus tard, Jaurès lui-même a pu écrire des articles, notamment dans La Dépêche, qui passeraient aujourd’hui pour antisémites.

C’est l’affaire Dreyfus qui a extirpé l’antisémitisme de la gauche. Jaurès, Clemenceau, les grandes figures de la gauche socialiste et de la gauche radicale, ont été des pourfendeurs de l’antisémitisme, rejeté dans le camp des nationalistes. L’antisémitisme n’avait plus droit d’existence à gauche. Cela n’a pas anéanti tous les préjugés, Léon Blum en a été victime dans son propre parti. La découverte de la Shoah a définitivement interdit l’antisémitisme à gauche, et les militants comme les électeurs de gauche ont fait de l’anti-antisémitisme un principe cardinal. Jusqu’au jour où le drame israélo-palestinien a provoqué la diffusion de l’antisionisme dont l’expression, à l’extrême gauche (dans les rangs de la Vieille Taupe notamment, si complaisante avec le négationnisme), a pu tendre à la judéophobie ou, à tout le moins, à la tolérance des actes antisémites inspirés de l’islamisme — ce qu’on a vu dans les rangs de LFI depuis le 7 octobre 2023.

Le refus par Jean-Luc Mélenchon d’investir plusieurs députés LFI qui avaient exprimé des désaccords, comme Raquel Garrido et Alexis Corbière, a été qualifié de “purge”. Est-ce une tradition à l’extrême gauche ?

Une tradition, oui, dans la gauche autoritaire, communiste, stalinienne, trotskiste. Les exclusions du parti communiste ont une histoire. Edgar Morin a raconté drôlement la sienne dans son ouvrage Autocritique. Jacques Doriot, futur fasciste, fut un des plus célèbres exclus du PCF en 1934, pour avoir commis la faute d’appeler à l’union des gauches contre le fascisme avec quelques mois d’avance. Au moins depuis Lénine, les partis d’extrême gauche ne sont pas organisés de manière démocratique, sinon en apparence. C’est ainsi que le PCF se réclamait du “centralisme démocratique”, en prétendant que le secrétariat du parti et son secrétaire général, son bureau politique, n’étaient que les représentants de la base, celle des cellules et celles des Congrès. La réalité était inverse : hiérarchique, et autoritaire. La ligne était décidée d’en-haut et la discipline était requise de tous les membres du parti. Idem dans le lambertisme où Mélenchon a fait son apprentissage. De ce point de vue, on ne peut pas complètement éliminer l’influence de Marx lui-même, pour lequel “ceux qui savent” doivent diriger le combat révolutionnaire des masses. Un noyau dirigeant auto-constitué est le propre d’un parti révolutionnaire.

Source: Thomas Mahler

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