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Le bilan des morts à Gaza est-il fiable malgré le contrôle du Hamas sur les institutions locales ? Et que représentent ces chiffres au regard de l’histoire des guerres récentes ? Quelles pourraient être les conséquences politiques d’une mauvaise estimation du nombre de morts à Gaza ? Ces questions, souvent posées sous un prisme polémique, Michael Spagat, professeur d’économie au Royal Holloway College de l’université de Londres et président de l’organisation caritative Every Casualty Counts (qui étudie le nombre de morts dans les guerres), y a répondu pour L’Express.

Si le ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas, “dispose d’un noyau solide d’informations”, ce spécialiste des conflits armés ne cache pas son scepticisme grandissant à l’égard “d’au moins une partie de ses données”. Ces réserves exposées, les estimations de Michael Spagat restent préoccupantes. Même s’il rejoint la thèse du psychologue cognitiviste Steven Pinker qui, dans La Part d’anges en nous (Les Arènes), a montré que les guerres sont de moins en moins violentes, l’universitaire explique qu’il se pourrait bien “que nous nous dirigions à nouveau vers une situation où les plafonds de l’ampleur des guerres et des dégâts qu’elles causent recommencent à augmenter”. Entretien.

L’Express : Depuis le début de la guerre, le nombre de morts dans la bande de Gaza fait l’objet de vifs débats. En tant qu’expert, pensez-vous que les chiffres qui nous parviennent sont fiables ?

Michael Spagat : En dépit des controverses et je dois dire, de façon assez exceptionnelle par rapport à d’autres guerres, je pense que nous disposons d’informations en temps réel relativement bonnes sur ce conflit. Contrairement à la guerre du Tigré (Ethiopie), au conflit du Soudan ou même à la guerre en Ukraine, le ministère de la Santé du gouvernement de Gaza publie des rapports détaillés sur la question, que les spécialistes peuvent ensuite examiner en profondeur. Bien sûr, quand j’ai commencé à étudier la situation à Gaza, je ne vous cache pas que je n’étais pas très confiant quant à la qualité de ces données, le Hamas étant ce qu’il est… Mais, au moins pour le début de la guerre, de nombreux éléments corroborent les chiffres qui nous parviennent de Gaza.

Certaines ONG comme Airwars, dont je suis le travail de près, ont collecté un grand nombre de données provenant des réseaux sociaux et des médias traditionnels et les ont confrontées aux listes de décès publiées par le ministère de la Santé du gouvernement de Gaza le 26 octobre. Dans environ 80 % des cas, les noms qu’ils avaient identifiés de leur propre chef et ceux des listes “officielles” correspondaient. Il s’agit d’un taux de concordance significatif. Pour cette période, les chiffres me semblent d’autant plus fiables que les victimes étaient répertoriées par nom, âge et numéro d’identification national. Israël dispose également de ces données, comme me l’a expliqué le Dr Ola Awad, président du Bureau central palestinien des statistiques. Au besoin, les Israéliens auraient tout loisir de relever des incohérences, puisqu’ils peuvent vérifier l’existence des personnes mentionnées.

Vous ne vous avancez pas sur les mois suivants…

Parce que la qualité des données n’a cessé de décliner ensuite, et je n’ai que des hypothèses pour l’expliquer. J’ai étudié chacun des rapports ultérieurs, et, à chaque fois, de plus en plus d’informations manquaient. Dans le deuxième jeu de données, il manquait l’âge de certaines victimes. Dans le troisième et le quatrième, il manquait aussi des numéros d’identification, ou alors certains étaient simplement invalides. Compte tenu des conditions extrêmement difficiles d’enregistrement des morts sur le terrain, il est probable qu’il y ait eu des erreurs de frappe. Il est également possible que des numéros non valides aient été créés en attendant que les corps soient identifiés. Mais il y a aussi des zones d’ombre que je ne peux pas expliquer.

Certains accusent le Hamas de falsifier délibérément le nombre de morts et la proportion d’hommes, de femmes et d’enfants à Gaza…

Si l’on veut être rigoureux, il est essentiel de faire la distinction entre le bureau de presse du Hamas, qui, au début du mois de mars, a fait état de 35 000 morts, et le ministère de la Santé de Gaza, qui n’en a documenté formellement que 25 000. Dans le premier cas, je pense qu’ils se contentent d’inventer des chiffres concernant les femmes et les enfants pour que le pourcentage soit toujours d’environ 70 %. Au début de la guerre, ce taux n’était pas loin de la vérité (environ 65 %), mais maintenant, le pourcentage est plutôt de 55 %. En clair, je pense que le bureau de presse du Hamas n’est absolument pas digne de confiance.

Mais concernant le ministère de la Santé, j’ai tendance à penser que, bien que ce dernier soit soumis à l’influence du Hamas, il dispose d’un noyau solide d’informations et que les feuilles de calcul qu’il publie constituent un excellent travail pour documenter de nombreux décès. Mais je dois dire que les récents changements dans sa méthode de travail s’apparentent à la mise en place d’une boîte noire, ce qui me rend de plus en plus sceptique à l’égard d’au moins une partie de ses données…

Que voulez-vous dire ?

En décembre, le ministère de la Santé a annoncé qu’il comblerait les lacunes de son système, dues à la fermeture de plusieurs hôpitaux à Gaza (en principe, les morts sont comptabilisés lorsqu’ils arrivent dans les morgues de ces établissements) par des informations provenant de “rapports médiatiques fiables”, selon ses termes. Donc en se basant non seulement sur les arrivées à la morgue, mais aussi sur les rapports médiatiques (en particulier pour le nord de Gaza, où de nombreux hôpitaux ont été fermés).

Sur le papier, il n’y a rien d’exceptionnel à s’appuyer sur les médias – c’est courant en temps de guerre. Mais il y a un gros problème, et c’est pour cela que je parle de boîte noire : le ministère de la Santé n’a jamais publié sa méthodologie ou une base de données montrant, par exemple, quelles frappes israéliennes seraient responsables de tel ou tel décès. Je dois dire que plus ils tardent à s’en expliquer, plus je soupçonne que l’explication sera embarrassante pour eux.

En mai, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a cessé de transmettre les statistiques du bureau des médias du Hamas et communique désormais les données du ministère de la Santé de Gaza…

L’ONU s’est mise dans le pétrin en transmettant les informations non filtrées provenant du bureau de presse du Hamas pendant de nombreuses semaines, bien après que l’on a su que le bureau des médias n’était pas fiable, c’est indéniable. Puis, début mai, l’Unocha [NDLR : le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU] a finalement produit une infographie basée sur les données du ministère de la Santé, qui présentait des chiffres de décès de femmes et d’enfants bien inférieurs à ceux de l’infographie qu’elle avait publiée deux jours plus tôt sur la base des informations du bureau des médias. Une tempête médiatique s’en est suivie et je ne suis toujours pas sûr que les porte-parole de l’ONU aient compris ce qui s’est passé, car ils continuent à affirmer que l’on peut atteindre les chiffres du bureau de presse en ajoutant 10 000 décès d'”individus non identifiés” aux chiffres du ministère de la Santé. Mais on ne peut s’approcher des chiffres du bureau de presse pour les femmes et les enfants que si aucun des 10 000 morts supplémentaires n’est un homme, et même dans ce cas, on est loin du compte. Les deux séries de chiffres sont tout simplement inconciliables.

Certains affirment que la guerre en Ukraine a fait beaucoup plus de victimes que la guerre à Gaza. Est-il pertinent de comparer ces conflits ?

Tout dépend du point de comparaison. La guerre en Ukraine a certainement fait plus de victimes que celle de Gaza. Mais si l’on compare le nombre de morts au nombre d’habitants dans chaque cas, le taux de mortalité par habitant est beaucoup plus élevé à Gaza. De même, si vous mesurez le temps moyen nécessaire pour qu’une personne soit tuée à Gaza et en Ukraine, vous constaterez que le taux de mortalité par habitant et par jour à Gaza est l’un des plus rapides de toute la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

Dans La Part d’anges en nous (Les Arènes), Steven Pinker, professeur à Harvard, décrit le déclin de la violence à travers l’histoire et soutient l’idée que les guerres tuent moins aujourd’hui que jamais auparavant… La guerre à Gaza s’inscrit-elle dans cette perspective ?

Ayant fait des recherches sur le sujet, je suis enclin à approuver la thèse de Pinker. Malgré le fait que le nombre de guerres dans le monde est maintenant à son plus haut niveau depuis 1946, les guerres ont tendance à être relativement petites, et les grandes guerres, selon diverses mesures, sont moins fréquentes qu’elles ne l’étaient au XIXe et au début du XXe siècle. Au cours des dernières décennies, il semble qu’il y ait eu une sorte de limite implicite au nombre de morts “acceptables” en temps de guerre. La communauté internationale a tendance à réagir, bien que lentement dans de nombreux cas, lorsque le nombre de morts atteint un certain seuil, par exemple en menant des opérations sous l’égide de l’ONU.

Cela dit, il se pourrait bien que ce système soit en train de s’effondrer sous nos yeux et que nous nous dirigions à nouveau vers une situation où les plafonds de l’ampleur des guerres et des dégâts qu’elles causent recommencent à augmenter. Au début du XXIe siècle, il était devenu rare que les guerres causent la mort de plus de 1 % de la population. Mais regardez ce qui se passe à Gaza : huit mois seulement après le début de la guerre, le nombre de morts par habitant est déjà supérieur à 1 %…

Le nombre de morts donne-t-il une estimation juste de l’équilibre des forces dans une guerre ?

Oui, mais ce n’est pas non plus une boule de cristal… Je m’explique : le déséquilibre entre le nombre de morts à Gaza et celui côté israélien donne une idée très claire du rapport de force. Le Hamas ne fait pas le poids face à Israël en termes de puissance. Mais cela ne signifie pas qu’Israël gagnera la guerre. Lors de la guerre du Vietnam, le nombre de morts côté vietnamien était exceptionnellement élevé par rapport à celui côté américain. Pourtant, les Etats-Unis ne sont pas sortis victorieux de cette guerre ! Pourquoi ? Parce que les Nord-Vietnamiens n’ont jamais abandonné. Ainsi, même si les Etats-Unis étaient numériquement vainqueurs, ils ont compris qu’il valait mieux trouver un moyen de mettre fin à la guerre. Je pourrais aussi vous parler de la guerre en Afghanistan, qui s’inscrit également dans ce schéma, ou même faire de la prospective ! Si, à l’avenir, les Etats-Unis devaient s’engager dans une guerre contre la Russie, ils devraient être en mesure de l’emporter grâce à la supériorité de leurs capacités (si nous laissons de côté le facteur de l’escalade nucléaire potentielle). Mais de tels déséquilibres de puissance ne prévalent pas nécessairement lorsqu’il y a une partie belligérante qui n’abandonne jamais… Dans la guerre à Gaza, ne sous-estimons pas le Hamas. Sur le long terme, le groupe peut gagner cette guerre. En fait, sur le plan des relations publiques, Israël est déjà en train de perdre.

Avoir des informations précises est crucial pour les débats et les décisions politiques qui s’ensuivent. Quelles peuvent être les conséquences d’une estimation inexacte du nombre de morts en temps de guerre ?

Disons que les décisions politiques sont nécessairement influencées par le nombre de morts en temps de guerre. Lors du génocide rwandais en 1994, la communauté internationale a été largement critiquée pour son inefficacité à sauver les Tutsis du génocide, et par la suite, nous n’avons guère prêté attention au nombre de morts du côté hutu, ni aux violences perpétrées par le Front patriotique rwandais (FPR). Je pense que les réactions de Bill Clinton et de Tony Blair pour soutenir fermement Paul Kagamé (le leader autoritaire des Tutsis) auraient peut-être été moins intenses si nous avions été conscients de la complexité de la situation – ce qui n’enlève rien au caractère génocidaire du massacre des Tutsis.

Un autre cas me semble emblématique : le 11 septembre 2001, Ben Laden a partiellement justifié son attaque en se basant sur l’estimation selon laquelle un demi-million d’enfants avaient été tués en Irak à cause des sanctions internationales imposées pendant la guerre du Golfe de 1991. Aujourd’hui, cependant, ces chiffres sont vivement contestés par de nombreux chercheurs, qui affirment que ces estimations étaient exagérées ou que d’autres facteurs, tels que la politique intérieure de Saddam Hussein, ont contribué à cette crise humanitaire. La guerre à Gaza ne fait pas exception en ce qui concerne l’instrumentalisation du nombre de morts par le Hamas. Et ça fonctionne : une partie de l’opinion publique propalestinienne s’appuie sur les chiffres du bureau de presse du Hamas pour justifier ses critiques à l’égard d’Israël.

Source: Alix L’Hospital

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