Depuis l’annonce par le président de la République, dimanche soir, de la dissolution de l’Assemblée nationale, une victoire du Rassemblement national n’a jamais été aussi proche. Selon certaines projections, le RN pourrait obtenir, le 7 juillet, entre 235 et 265 sièges, contre 89 lors de la dernière législature. Alors, quelle mouche a bien pu piquer Emmanuel Macron ?

Pour certains, le président de la République entend freiner la dynamique du RN en le sortant de son statut avantageux d’éternel opposant. Si on suit cette logique, la confrontation au pouvoir permettrait d’exposer au grand jour l’incompétence supposée du parti de Marine Le Pen, et in fine de réduire l’efficacité de sa rhétorique populiste. “Macron a conclu que le pouvoir permet souvent de dompter les partis radicaux ou de démontrer leur incompétence” estime ainsi Janan Ganesh, chroniqueur vedette du Financial Times.

Un pari risqué

“Cette idée selon laquelle les populistes perdent de leur force de séduction une fois qu’ils arrivent au pouvoir a longtemps dominé la littérature scientifique, surtout à la fin des années 1990 et au début des années 2000”, explique Daniele Albertazzi, professeur de sciences politiques à l’Université de Surrey, et co-auteur de l’ouvrage Populists in Power (Routledge).

Emmanuel Macron ne serait pas le premier à faire un tel pari. Wolfgang Schüssel, ancien chancelier fédéral d’Autriche, avait accepté de faire rentrer dans sa coalition, en 2000, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) de Jörg Haider, qui était arrivé en deuxième position des élections législatives d’octobre 1999 en récoltant 26,9 % des voix. Selon Paulus Wagner, chercheur à l’European University Institute de Florence, “Schüssel s’était dit que le meilleur moyen d’inverser la dynamique positive de l’extrême droite était de la contrôler en la faisant participer à une coalition gouvernementale”. Un pari gagnant, puisqu’”à la fin de la coalition, en 2005, l’extrême droite avait effectivement perdu une partie de son soutien”, ajoute Paulus Wagner.

Plus récemment, en Finlande, le parti Les Vrais Finlandais est arrivé en deuxième position des élections législatives de 2023 avec 20,1 % des suffrages, permettant à la formation populiste de rejoindre une coalition gouvernementale dirigée par le conservateur Petteri Orpo. Après ce virage à droite historique en Finlande, notamment sur la question migratoire, le parti des Vrais Finlandais a perdu le soutien d’une partie de son électorat. Lors des dernières européennes, il a réalisé son pire score depuis son entrée au Parlement européen en 2009, en réunissant seulement 7,6 % des votes, soit une baisse de 6 points par rapport à 2019.

Hongrie, Pologne : la surenchère populiste

Faut-il en déduire que l’arrivée au pouvoir du RN pourrait sonner le glas de son ascension ? Selon les chercheurs spécialistes du populisme, c’est aller un peu vite en besogne. Aujourd’hui, le consensus autour duquel s’accorde la majorité d’entre eux est au contraire que l’arrivée au pouvoir des partis populistes ne s’accompagne pas forcément d’une modération, et encore moins d’une chute de soutien de la population”. Dans un article publié dans la revue académique Government and Opposition, le politologue Jakob Schwörer a par exemple analysé les publications Facebook de cinq partis populistes européens au pouvoir. Les résultats de l’étude montrent que l’effet modérateur de la participation gouvernementale est en réalité très limité, et dépend fortement du contexte politique. Pour Daniele Albertazzi, “un certain nombre d’expériences du populisme au pouvoir en Europe dans les vingt dernières années montrent plutôt que ça ne s’accompagne pas d’une baisse du soutien populaire. Il suffit de regarder du côté de la Hongrie ou de la Pologne après le premier gouvernement Droit et Justice (PiS, extrême droite)… “

La Hongrie de Viktor Orbán est en effet un exemple de longévité. Depuis l’arrivée au pouvoir en 2010 du parti Fidesz, le soutien des Hongrois envers leur Premier ministre est resté relativement stable au cours de ces quatorze années. Mais cette stabilité s’est accompagnée d’une radicalisation de l’extrême droite au pouvoir, avec un renforcement de l’exécutif, une réduction de l’Etat de droit, des attaques répétées envers l’indépendance et la liberté des médias, la baisse des libertés publiques… Soit la fameuse “démocratie illibérale” que promeut fièrement Orbán.

Cette radicalisation, on l’a également observée en Pologne. Après la victoire du parti Droit et Justice lors des élections législatives de 2015, l’exercice du pouvoir ne semble pas, dans un premier temps, avoir affecté les progrès de l’extrême droite. Au contraire même, puisqu’aux législatives de 2019, le PiS a remporté une victoire écrasante en réunissant 43,6 % des suffrages. Durant ces années, le PiS s’est attaqué à l’indépendance de la justice et a renforcé son contrôle sur les médias publics. Depuis 2021, le parti connait un léger déclin en raison de la montée des tensions avec l’Union européenne et de la multiplication des scandales de corruption. En 2023, faute de majorité, il a dû céder la place à une coalition centriste menée par Donald Tusk. Mais les revers électoraux du PiS au pouvoir sont contrecarrés par la montée d’une organisation encore plus radicale, la Confédération Liberté et indépendance, qui a obtenu aux européennes un score historiquement haut de 11,8 %.

L’Italie et la “normalisation” populiste

Doit-on pour autant en tirer des conclusions pour la France ? Pour l’historien Marc Lazar, la prudence reste de mise : “On ne peut pas comparer ce qui se passe en France avec l’expérience hongroise ou polonaise, car ce sont des pays qui n’ont pas la même histoire démocratique, où les institutions sont plus fragiles.” Selon le professeur émérite à Science Po, il faut plutôt regarder juste de l’autre côté des Alpes. “L’Italie est un véritable sismographe de la politique française : notre voisin enregistre les premières secousses avant qu’elles se répandent en France”.

Après deux années à la tête d’une coalition de droite, la Première ministre Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia) a présenté l’élection européenne comme un référendum pour ou contre son action gouvernementale. Si elle n’a pas atteint les 30 % annoncés par certains instituts de sondages pendant la campagne, son score de 28,8 % conforte son pouvoir et témoigne de la force du soutien dont elle bénéficie encore en Italie. Alors qu’en Hongrie et en Pologne, l’extrême droite s’est radicalisée, le succès de Fratelli d’Italia repose avant tout sur une stratégie de “normalisation” et de “responsabilisation”.

Selon Daniele Albertazzi, Giorgia Meloni a réussi à conserver le soutien de son électorat sans jamais prendre le risque de susciter une opposition trop forte qui mettrait en péril son pouvoir. “D’un côté, explique-t-il, elle satisfait sa base en prenant des mesures symboliques sur des thématiques qui ne remettent pas en cause son avenir politique et qui font relativement consensus du centre droit à l’extrême droite, comme la question migratoire, où en s’attaquant aux droits des LGBTQ +. En même temps, elle est capable de faire preuve de beaucoup de modération et de sens des responsabilités sur les questions où les enjeux sont très importants, comme l’Ukraine, la relation avec l’Union européenne, l’Otan…”.

De la même manière, la volonté de “respectabiliser” et de “normaliser” le Rassemblement national explique en grande partie les succès de Marine Le Pen. Si on peut la juger pertinente, il reste que la comparaison entre les deux pays a ses limites. D’abord, l’Italie est un régime parlementaire quand la Ve République est un régime semi-présidentiel. Ensuite, le RN et Fratelli d’Italia ont de nombreux points communs, mais partagent également des divergences significatives. Sur l’économie par exemple, le Rassemblement national est bien plus interventionniste et protectionniste que ne l’est son homologue italien.

Et la France, dans tout ça ?

Alors, qu’arriverait-il si le RN parvenait au pouvoir ? Il est trop tôt pour donner de réponse définitive sans tomber dans la politique-fiction. Les différents scénarios esquissés ici sont tous plausibles et dépendent d’un nombre trop élevé de facteurs. Toutefois, bien qu’ils restent prudents, nos trois interlocuteurs, Marc Lazar, Daniele Albertazzi et Paulus Wagner, s’accordent sur un point : le pari d’Emmanuel Macron est très risqué et il y a de grandes chances que la simple participation au pouvoir ne permette pas d’endiguer les progrès du RN.

“Ce qui apparaît comme certain, précise Daniele Albertazzi, c’est qu’une fois au pouvoir, Marine Le Pen et Jordan Bardella ne pourront pas appliquer tout leur programme”. Reste donc à savoir comment réagiront le RN et ses partisans dans ce cas de figure. S’ils poursuivent leur quête de respectabilité, alors le scénario d’une “normalisation” est à favoriser. Le rétropédalage de Jordan Bardella sur la question des retraites est peut-être un premier indice sur l’attitude que le RN adopterait une fois au pouvoir. L’eurodéputé a en effet annoncé, au micro de France 2, que la promesse de la retraite à 60 ans avec 40 annuités pour tout le monde n’était pas une priorité, dans un contexte où la France doit faire face au “mur de la dette”.

En revanche, peut-on vraiment écarter d’un revers de main le scénario d’une radicalisation ? A l’heure qu’il est, rien ne permet de répondre un non catégorique à cette question. Si le RN n’applique pas son programme et s’il n’obtient pas les résultats promis, une partie de son électorat pourrait s’en détourner. Pour éviter ça, les responsables du Rassemblement national pourraient être poussés à la surenchère populiste en se présentant comme les défenseurs d’un intérêt général étouffé par les institutions. Ça ne serait pas la première fois que le parti frontiste oppose souveraineté populaire et Etat de droit. En avril 2022 par exemple, Marine Le Pen vantait sa “révolution référendaire” qui devait permettre de “consulter le seul expert qu’Emmanuel Macron n’a jamais consulté : le peuple”.

Parmi toutes ces projections incertaines, une chose est sûre : en cas de victoire du RN, la France devrait plonger, dans les prochains mois, dans l’inconnu et l’inédit.

Source: Baptiste Gauthey

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