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  7. Croire que l’Arabie saoudite...

“On ne va pas perdre trente ans pour attaquer les idées radicales, on va les détruire aujourd’hui, tout de suite.” Ainsi s’exprimait Mohammed ben Salmane, dit MBS, en 2018 lors d’une conférence sur l’investissement en Arabie saoudite. Quelques semaines auparavant, la presse internationale avait été choquée par l’assassinat de Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien à Istanbul. Plusieurs enquêtes ont accusé MBS d’être derrière ce massacre commis contre le journaliste opposant à la famille royale.

La parole du prince héritier portait sur l’évolution de son pays pétrolier. Et les changements de ces dernières années ont effectivement été aussi rapides que surprenants. En même temps, les données sur la liberté d’expression poussent au pessimisme. L’Arabie saoudite est-elle vraiment en train de se libérer de son passé totalitaire, ou n’est-ce qu’un mirage ?

Au début des années 2000, il fallait se montrer prudent en marchant dans les rues de la capitale Riyad. A n’importe quel moment, une voiture blanche, appartenant au Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice, pouvait vous dépasser. Des hommes barbus, djellaba blanche à mi-mollet et keffieh sur la tête, surveillaient l’application de la charia. La Mutawa, ou police religieuse, avait le droit d’emprisonner un homme accusé de regarder des femmes, toutes masquées. Ses sbires pouvaient interpeller une personne ouvrant son magasin à l’heure de la prière.

Leur pouvoir sur la société, plus important que celui de la famille royale, remonte au XVIIIe siècle, à la suite de l’accord entre Mohammed ibn Saoud, fondateur de la dynastie des Al-Saoud, et le théologien littéraliste Mohammed ibn Abdelwahhab, dont descend la famille des leaders religieux Al ach-Cheikh. Les Al-Saoud conservent le pouvoir politique, économique et militaire, les Al ach-Cheick dirigent la société selon les principes salafistes, en suivant la vie du prophète Mahomet au quotidien.

Boîtes de nuit et musées

MBS est à l’origine d’un événement historique : la mise à l’écart de la police des mœurs, qui doit désormais se contenter de conseiller aux gens de suivre les ordres publics, sans aucune autorité pour arrêter quiconque. Datant de 2016, ce changement a marqué le début d’une évolution remarquable. L’année suivante, les femmes ont eu le droit, pour la première fois, de conduire leur voiture. En 2018, le masque n’a plus été obligatoire, les femmes doivent seulement mettre le voile, et elles peuvent voyager sans homme. On a commencé à voir apparaître des cinémas, des concerts mixtes et des boîtes de nuit.

MBS a créé une nouvelle commission : l’Autorité générale du divertissement, qui a pour mission d’encourager le tourisme autour du patrimoine historique, et les investisseurs à allouer des terrains pour établir des projets culturels tels que des bibliothèques et des musées, un pas vers l’ouverture économique et sociale.

Depuis, il est devenu normal d’écouter la musique diffusée depuis des bars halal sans alcool. Les Saoudiens ont vu, pour la première fois, des festivals et des compétitions sportives avec des stars internationales, du footballeur Ronaldo à la rappeuse et mannequin Iggy Azalea. Des filles en bikini et des garçons dansent sur les plages de Djeddah, ville sur les bords de la mer Rouge, à 100 kilomètres de La Mecque. L’objectif : détruire l’image conservatrice du pays.

Une évolution sans précédent

Cette évolution spectaculaire fait partie de Vision 2030. Lancé par MBS en 2016, ce pan de développement global et durable repose sur trois axes : une société dynamique, une économie prospère et une nation ambitieuse. L’économie saoudienne a connu la croissance la plus rapide parmi les Etats du G20 en 2022. La participation des femmes dans le monde du travail est passée de 17 % à 37 % en 2023. Le projet le plus ambitieux de Vision 2030 se nomme Neom, métropole futuriste dans le désert destinée à accueillir des hommes d’affaires et des chefs de projet, avec un mode de vie écologique. MBS la décrit comme “une ville pour les rêveurs, entièrement dirigée par l’intelligence artificielle, un exemple du nouveau monde”.

Mais le plus marquant dans ces évolutions, c’est la politique étrangère de l’Arabie saoudite, particulièrement par rapport à Israël. En 2020, elle a encouragé la normalisation de plusieurs pays arabes (Emirats arabes unis, Maroc, Bahreïn) avec l’Etat hébreu. Officiellement, les accords d’Abraham ne sont toujours étendus à l’Arabie saoudite, qui abrite le lieu le plus sacré pour les musulmans, mais de nombreux signes rendent ce scénario envisageable. En 2020, l’ancien Premier ministre israélien Yaïr Lapid annonçait que l’Arabie saoudite approuvait les premiers vols directs en provenant d’Israël pour le pèlerinage du Hajj. Les menaces de l’Iran, l’ennemi n° 1 pour les deux Etats les plus puissants du Moyen-Orient, les poussent à collaborer en matière de sécurité.

Il ne faut pas non plus oublier que le Hamas n’est pas le bienvenu en Arabie saoudite. Historiquement, les Frères musulmans, fondateurs de l’organisation islamiste palestinienne, ont été toujours considérés comme un mouvement terroriste par les Saoudiens. C’est la raison principale pour laquelle le Qatar, qui accueille les Frères, a connu une suspension de ses relations diplomatiques avec Riyad entre 2017 et 2021. A la suite de l’attaque du 7 octobre 2023, le régime saoudien a gardé son sang-froid, confirmant que la reconnaissance israélienne d’un Etat palestinien était la condition pour faire évoluer les relations entre les deux pays. Autrement dit : les portes sont toujours ouvertes.

Une Europe sans démocratie ?

Dans cette même conférence de 2018 sur l’investissement, MBS déclarait : “Le Moyen-Orient sera l’Europe de l’avenir.” Si cette hypothèse est imaginable vu les progrès économiques et sociaux actuels, ce n’est pas le cas au niveau de la politique intérieure du prince saoudien. En 2017, il a confiné, d’une manière brutale, de nombreux émirs, ministres, et hommes d’affaires dans un hôtel à Riyad, les accusant de corruption et de blanchiment d’argent. Après des mois de détention, chacun d’entre eux a dû livrer une partie de sa fortune pour être libéré. Mais selon le Guardian, la vraie raison derrière cet événement était de faire de MBS le seul dirigeant du pays. Les détenus ont été torturés, menacés et humiliés. Parmi eux, Mohammed ben Nayef, jusque-là héritier du roi Salmane. Quelques mois plus tard, il était démis de toutes ses fonctions au profit de MBS.

Aujourd’hui, l’Arabie saoudite semble condamnée à une dictature totale. Historiquement, depuis la création du troisième Etat saoudien en 1932, le régime reposait sur un système familial, dans lequel les membres de la famille royale se réunissaient pour prendre des décisions importantes. Le premier et le deuxième héritier étaient les frères du roi, ils se partageaient les ministères de la Défense et celui de l’Intérieur. Mais depuis 2017, MBS est devenu le seul décideur des politiques saoudiennes. Son arrivée au pouvoir lui a permis d’appliquer ses projets modernisateurs, mais aussi de contrôler le pays d’une poigne de fer.

Les chiffres confirment la situation inquiétante au niveau des droits humains. Le meurtre de Khashoggi n’est pas le seul crime commis par le régime. L’Arabie saoudite a connu de vastes campagnes d’arrestation de militants et d’opposants politiques. L’avocate Loujain al-Hathloul, militante des droits des femmes, a été condamnée à cinq ans de prison en 2020, sous prétexte d’”attaquer les valeurs religieuses et nationales”. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) et Amnesty International ont confirmé que l’Etat saoudien l’avait arrêtée avec six autres personnes pour leurs activités de défense des droits de leurs compatriotes.

L’affaire qui a fait le plus de bruit fut l’emprisonnement du blogueur Raif Badawi, créateur du site Free Saudi Liberals (Libérez les Saoudiens libéraux). Arrêté en 2012 pour avoir “humilié” l’islam, il a été condamné à dix ans de prison en 2014, ainsi qu’à 600 coups de fouet. Bien que libéré en 2023, il lui est toujours interdit de contacter des médias ou de voyager. Dans un pays où la presse est très censurée, il n’existe pas d’enquête détaillée sur les pratiques répressives.

Selon l’opposant Sa’ad al-Faqih, réfugié à Londres depuis les années 1990, il y aurait aujourd’hui “environ 1 000 prisonniers d’opinion, y compris des émirs”. La peine capitale est toujours appliquée pour les militants politiques. C’est le cas de Mohammed al-Ghamdi, condamné à mort en 2023 pour ses critiques de la famille royale sur X (anciennement Twitter) et YouTube. Joey Shea, chercheuse chez Human Rights Watch, considère que “la répression en Arabie saoudite a atteint une nouvelle étape terrifiante, où les tribunaux peuvent imposer la peine de mort pour des tweets purement pacifiques”.

Depuis le début de l’année, le ministère saoudien de l’Intérieur a annoncé la mise en œuvre de 55 exécutions, soit une augmentation de 189 % par rapport au nombre d’exécutions au cours du premier tiers de 2023.

Le seul corrompu

En suivant la politique de MBS, on comprend que le jeune homme, âgé de 38 ans et passionné par les jeux vidéo, ne veut pas seulement être le seul dirigeant “moderne” de son pays, mais aussi le seul corrompu. En 2015, lorsque son père Salmane a accédé au trône, MBS a acheté selon le New York Times la résidence la plus chère du monde pour 300 millions de dollars : le Château Louis XIV de Louveciennes, près de Paris. Il a aussi fait l’acquisition du tableau Le Rédempteur de Léonard de Vinci pour 450 millions de dollars. Sans oublier un yacht d’une valeur de 550 millions de dollars en 2016, lors de courtes vacances dans le sud de la France. Plus tard, il a dépensé 50 millions de dollars pour une cérémonie spéciale dans une île privée des Maldives, à l’occasion de sa nomination comme héritier. Selon le Wall Street Journal, des bateaux y ont transporté 150 prostituées du Brésil, de Russie et d’autres pays pour MBS et ses invités.

L’Arabie saoudite a beaucoup changé au niveau social, culturel, économique. Mais c’est aujourd’hui une chimère que de croire qu’elle puisse devenir plus libre, donnant le droit à ses citoyens de participer à la vie politique. L’Europe de l’avenir semble encore loin…

* Ecrivain et poète né à Damas, Omar Youssef Souleimane a participé aux manifestations contre le régime de Bachar el-Assad, mais a dû fuir la Syrie en 2012. Réfugié en France, il a publié chez Flammarion Le Petit Terroriste, Le Dernier Syrien, Une chambre en exil, et récemment Etre Français.

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