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Les Européens ont les yeux rivés sur Kourou ce mardi 9 juillet. C’est de la base spatiale guyanaise qu’Ariane 6 doit entamer son vol inaugural à 21 heures. Un sujet qui met “tout le monde sur les nerfs”, reconnaît le général Philippe Steininger, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et conseiller militaire du président du Centre national d’études spatiales (Cnes). Car depuis un an et le dernier vol d’Ariane 5, l’Europe n’a plus de lanceurs lourds en fonctionnement. Auteur de Révolutions spatiales aux éditions l’Archipel, Philippe Steininger explique à L’Express pourquoi l’Europe a besoin de cette autonomie. Et les nouveaux rapports de force qui se créent de quelques centaines à quelques dizaines de milliers de kilomètres au-dessus de nos têtes.

L’Express : Pourquoi est-il si important que le premier lancement d’Ariane 6 fonctionne ?

Philippe Steininger : Le fait de ne pas avoir de lanceur met tout le monde sur les nerfs. Un échec serait une mauvaise nouvelle. Mais il ne faudrait pas le voir comme une catastrophe irrémédiable. Les lanceurs lourds et leurs pas de tir sont des machineries très complexes. Les statistiques montrent qu’il n’y a en moyenne qu’un premier vol sur deux qui réussit. Le premier vol d’Ariane 5 a été un échec, mais cela n’a pas empêché ce lanceur de s’avérer formidablement fiable et compétitif. Les concurrents, du lanceur lourd H3 au Falcon 9 ont eux aussi essuyé des échecs au démarrage. Ce ne serait pas du tout la fin de l’histoire pour Ariane 6.

Toutefois, l’Europe n’a plus de lanceurs depuis un an, ce qui veut dire qu’elle n’a plus de liberté d’accès à l’espace. Or l’espace est désormais une sphère clef dans le fonctionnement de nos sociétés et dans le domaine militaire. Si nous devons passer par d’autres pays pour accéder à l’espace, nous nous mettons en situation de dépendance vis-à-vis de ces pays. Cela a de multiples effets. Un impact financier d’abord, puisqu’il faut souvent payer cher cet accès. Autant d’argent qui ne va pas dans notre industrie. Par ailleurs, vous perdez la maîtrise de votre calendrier. Vous êtes contraints de vous adapter aux disponibilités de votre prestataire pour lancer vos satellites. Cela pose également des problèmes de protection du secret, lorsqu’on souhaite lancer des satellites sensibles. Déplacer des satellites duaux, à usage civil et militaire, impose enfin de passer par des processus administratifs assez longs.

L’actualité récente nous donne un exemple concret de ce qui advient lorsqu’on passe par une entreprise étrangère. Eumetsat [NDLR : l’entité européenne qui supervise l’exploitation des satellites] a récemment décidé de ne pas lancer son prochain satellite avec Ariane 6 comme prévu au départ, mais avec Falcon 9 de SpaceX. Ce satellite payé par les contribuables européens va donc amener des revenus à un milliardaire américains, alors qu’en parallèle ces mêmes contribuables payent le développement d’un lanceur européen. C’est un peu choquant.

A quel moment l’Europe a-t-elle pris conscience de l’importance d’avoir un accès souverain à l’espace ?

La nécessité d’un accès libre à l’espace a été mesurée dans les années soixante par l’Europe lorsqu’elle a voulu lancer ses premiers satellites de communication, Symphonie. Seuls les acteurs soviétiques et américains avaient à l’époque des fusées assez puissantes pour emmener des satellites aussi lourds aussi haut. Mais les Soviétiques exigeaient d’avoir la main sur l’intégration du satellite, ce que nous avons refusé afin de protéger nos secrets de fabrication. Nous étions en pleine Guerre froide. Les Américains, eux, ont accepté mais ont imposé que nos satellites ne puissent être exploités commercialement pour protéger leurs champions nationaux. Cela a déclenché une prise de conscience en Europe et le lancement du programme Ariane.

Si le vol d’Ariane 6 est un succès, les problèmes de l’Europe spatiale sont-ils réglés ?

L’Europe spatiale ne se limite pas aux lanceurs. Ces derniers sont une brique essentielle, mais une brique seulement. Si le vol inaugural de la version à deux boosters d’Ariane 6 se passe bien, il y aura ensuite celui de la version à quatre boosters. Puis une cadence industrielle à atteindre afin de fabriquer dix à onze lanceurs par an. Autant d’étapes qui posent leurs défis propres.

Comment va se situer Ariane 6 vis-à-vis de ses concurrents ?

Il arrive dans un contexte de très forte concurrence, notamment américaine mais pas seulement. La concurrence chinoise est de plus en plus forte. L’Inde émerge également. Et aux Etats-Unis, la concurrence va se multiplier. Pour l’heure, il n’y a que SpaceX mais Blue Origin va arriver avec New Glenn ainsi que les lanceurs du groupe ULA. Il y a de la place pour plusieurs lanceurs, car le monde lance de plus en plus de satellites. Ariane 6 a d’ailleurs près de 30 vols commandés avant même son premier vol. Cela montre qu’il y a de la demande, et qu’Ariane 6 séduit.

Les armées qui n’ont pas de constellations de satellites se verront déclassées

Ce lanceur n’est pas dénué de qualité. Ses coûts de production sont réduits d’environ 40 % comparés à ceux d’Ariane 5. Il pourra être fabriqué et lancé à une fréquence plus élevée que son prédécesseur. Sa polyvalence bien plus grande permettra de lancer aussi bien des satellites géostationnaires commerciaux ou institutionnels (militaires, météo, Galileo…) que des constellations en orbite basse. Une part importante des contrats remportés par Ariane 6 émanent d’ailleurs d’Amazon pour sa constellation Kuiper.

Le fait qu’Ariane 6 ne soit pas réutilisable, comme les fusées du rival SpaceX ne le rend-il pas obsolète ?

Il est vrai que les fusées SpaceX sont impressionnantes. Et le fait qu’elles soient réutilisables est un atout majeur. Mais la galaxie d’Elon Musk est un modèle à part, très verticalisé. Il ne fabrique pas uniquement des fusées, il veut faire de la connectivité et a jugé qu’il fallait passer par l’espace pour cela. Ses entreprises sont donc présentes à tous les niveaux de la filière : de la fabrication de satellites, à celles des lanceurs, en passant par celle des stations au sol, et la commercialisation du service Starlink. Jusqu’à présent, tous ces niveaux étaient attaqués par des acteurs distincts. Musk qui a déjà lancé quelque 6 000 satellites Starlink prévoit d’en lancer 36 000 de plus. Cela impose une cadence soutenue. SpaceX est très pris par ses projets maison. Ce qui laisse de la place sur le marché pour d’autres lanceurs.

Pourquoi la fabrication d’Ariane 6 a-t-elle pris tant de retard ?

Je pense que les Européens s’autoflagellent. Des projets industriels aussi complexes accusent souvent des retards. Et le calendrier initial d’Ariane 6 sur six ans était un peu trop ambitieux, pour ne pas dire irréaliste. Les dix ans que cela a finalement pris sont cohérents avec les durées de développement d’autres lanceurs de ce type, notamment son prédécesseur Ariane 5.

Des frictions apparaissent-elles au sein de cette Europe spatiale, en particulier entre l’Allemagne, l’Italie et la France ?

Ariane a été lancé dans les années soixante-dix sur un modèle de coopération européenne dominée par la France. Ce modèle est remis en question aujourd’hui, car certains pays veulent renationaliser le développement des lanceurs. L’Italie a déjà, depuis quelques années, un lanceur léger baptisé Vega. Et l’Allemagne a plusieurs projets de mini-lanceurs. D’un esprit de coopération, on bascule vers une logique de concurrence. Précisons que l’Europe spatiale a surtout été incarnée par l’ESA jusqu’à présent. L’Union européenne dans ce domaine était une entité relativement effacée. Mais l’UE monte en puissance, notamment sous l’impulsion de Thierry Breton. Si cette tendance se poursuit, cela pourrait ajouter de la cohérence à un paysage qui se morcelle.

Quels sont les grands défis auxquels l’Europe spatiale doit se préparer ?

La transition majeure est celle de la connectivité. Comment permettre à tous les humains d’accéder à n’importe quel endroit de la Terre à une connexion internet haut débit, à un prix abordable, afin de communiquer ou d’obtenir des informations. Les satellites géostationnaires sont situés si loin de la Terre, à 36 000 km, que leur faisceau couvre de larges zones du globe. Mais certaines zones sont mal couvertes. Qui plus est, leur position éloignée augmente la latence. Le temps que l’information monte et redescende, près d’une demi-seconde s’écoule.

Dans certains domaines, ce n’est pas gênant. Pour d’autres, comme le trading ou le jeu en ligne, ça l’est beaucoup plus. Et bien sûr, dans les communications militaires, cette latence fait une immense différence. Des constellations telles que Starlink permettent d’utiliser des données tactiques, transportées très rapidement. Lorsque vous tentez d’intercepter un missile hypersonique ou suivez la piste d’un adversaire, une latence trop grande vous disqualifie. Les armées de demain se diviseront en deux catégories : celles qui ont des constellations de ce type et celles qui n’en ont pas. Celles-ci se verront déclassées. Ou elles s’abonneront aux services d’autres pays mais n’auront donc pas la maîtrise de leurs données militaires. Il y a un enjeu de souveraineté majeur. C’est la raison pour laquelle l’UE a lancé le projet de constellation Iris².

Ariane 6 sera-t-il bien adapté au lancement de ces grappes de satellites en orbite basse ?

Il sera parfaitement adapté. Mais il le sera tout autant pour le lancement de satellites institutionnels essentiels. Par exemple, Galileo, un système de positionnement plus précis que le GPS. On le sait peu, mais aujourd’hui 3,5 milliards de personnes dans le monde entier l’utilisent.

Source: Anne Cagan

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