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  7. Compétitivité : comment l’UE...

A peine quelques mois avant de basculer dans le XXIe siècle, la présidence portugaise de l’Union européenne réunissait, les 24 et 25 septembre 2000, à Lisbonne, les dirigeants des quinze Etats membres de l’époque. Un sommet extraordinaire organisé dans le but d’établir la feuille de route la plus ambitieuse de l’histoire de la communauté. Sous le soleil radieux de la capitale lusitanienne, rien ne semblait pouvoir contrarier les plans des acteurs en présence. A l’issue des échanges et tractations, les parties prenantes, parmi lesquelles Jean-Claude Juncker, Tony Blair ou encore Jacques Chirac, tomberont d’accord pour établir celle que l’on désignera plus tard comme “la stratégie de Lisbonne”. Avec un objectif clair : “Devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde”.

Pour y parvenir, les dirigeants européens s’étaient notamment mis d’accord pour monter à 3 % du PIB le budget annuel consacré à la recherche et au développement (R&D) et pour atteindre un taux de croissance annuel moyen de 3 %. Markus Beyrer était présent lors des débats en tant que conseiller économique du chancelier autrichien, Wolfgang Schüssel. D’après lui, l’espoir et la conviction affichés par les participants pendant 48 heures n’avaient rien d’un doux rêve. “C’était absolument la bonne chose à faire, mais nous n’avons pas réussi à prendre les mesures nécessaires pour que cela se produise”, regrette aujourd’hui le directeur de l’association des fédérations d’entreprises BusinessEurope.

L’écart n’en finit plus de se creuser

Car un quart de siècle plus tard, le constat est sans appel : l’UE accuse un sérieux retard de compétitivité vis-à-vis des Etats-Unis, dont elle espérait pourtant chiper la place de numéro un dès le début des années 2010. Pire encore, alors qu’elle faisait quasiment jeu égal avec son concurrent peu avant la crise financière de 2008, l’Europe a vu la première puissance mondiale la distancer sérieusement.

Certains chiffres font mal. Le PIB américain, par exemple, est aujourd’hui supérieur de 80 % à celui du Vieux Continent, même si cet écart doit être relativisé par le poids du dollar face à l’euro. Les investissements en R&D plafonnent à 2,3 % – au lieu des 3 % visés à Lisbonne – contre près de 3,5 % aux Etats-Unis. Côté productivité, le pays de l’Oncle Sam mène la course et gagne encore de l’avance sur l’Europe. Le tableau n’est néanmoins pas totalement noir. L’UE demeure largement bénéficiaire dans les échanges commerciaux avec son partenaire.

Reste que le fossé se creuse d’année en année, au gré des crises successives. Un Etat membre symbolise à lui seul la dégringolade européenne : l’Allemagne. Champion industriel des années 2000 et moteur de l’économie de l’UE pendant de longues années, le pays se retrouve à un tournant, et doit revoir son modèle économique. En 2023, son PIB a reculé de 0,3 %, un cas unique de récession au sein des pays du G7. La faute à sa forte dépendance au gaz russe qui a entraîné une explosion des coûts de l’énergie, essentielle pour nombre de ses entreprises. La faute aussi à la Chine : le premier partenaire commercial de Berlin a non seulement affiché des signes de faiblesse (hausse du chômage, crise du secteur immobilier, etc.), mais aussi en parallèle “fait monter en gamme son industrie”, rappelle Pierre-André Buigues, professeur à la Toulouse Business School.

C’est le cas dans le secteur automobile, avec des voitures électriques chinoises qui inondent depuis quelques années le marché européen et viennent prendre des parts de marché aux constructeurs allemands. Au point que la Commission européenne vient d’annoncer la mise en place, début juillet, de droits de douane supplémentaires sur les véhicules électriques chinois.

Un pari risqué. “En engageant une politique plus protectionniste, il faut savoir que les Chinois réagiront très rapidement. Pour les Français, cela pourrait viser le luxe, le vin ou l’armagnac. Pour l’Allemagne, ce sera les voitures”, souligne l’économiste. Enfin, les dirigeants allemands vont devoir trouver la parade face à une population vieillissante. Bart van Ark, spécialiste de la productivité et professeur à l’Alliance Manchester Business School (AMBS) de l’Université de Manchester, se veut toutefois rassurant sur la situation outre-Rhin : “L’Allemagne a du pain sur la planche pour rendre son économie plus flexible. Les changements prennent toujours du temps dans ce pays et pourtant, ils finissent par se produire. Je ne pense pas qu’elle sera la force qui va faire dérailler l’Europe à long terme.”

Le soutien continu du gouvernement américain

A l’inverse, les Etats-Unis affichent une résistance à toute épreuve. “L’économie américaine a tendance à être plus volatile que son homologue européenne. En cas de récession, elle est généralement touchée beaucoup plus fortement. Mais lorsque la reprise arrive, elle se relève beaucoup plus vite”, remarque Bart van Ark. Une capacité de résilience qui tient en partie à un indéfectible soutien financier public. Depuis le début de son mandat en 2021, le président Joe Biden a successivement porté trois plans majeurs : le programme de relance de l’économie post-Covid de 1 900 milliards de dollars, le Chips Act et ses 39 milliards de dollars pour les semi-conducteurs et les quelque 400 milliards de dollars liés à l’Inflation Reduction Act.

A côté, l’Europe peine à se mettre en ordre de marche pour tenir le rythme lorsqu’il s’agit de débloquer des fonds publics. Pour parvenir à de tels montants, les Etats-Unis s’endettent inexorablement, quand les Etats membres, la France et l’Italie en tête, se mettent à la diète budgétaire. Le combat est inégal. “De façon générale, l’économie américaine prend beaucoup plus de risques. Que ce soient les gouvernements républicains ou démocrates, ils sont prêts à mettre sur la table du financement pour la recherche et l’innovation. Tandis que l’UE fait très attention à ses finances publiques, c’est d’autant plus vrai avec les règles de Maastricht“, pointe Catherine Mathieu, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Une culture du risque très développée outre-Atlantique, mais encore trop timide sur notre continent. “Il est évident que ce type de plan est un levier important pour la croissance. Mais en Europe, cela demande beaucoup plus de temps en termes institutionnels”, ajoute Pierre-André Buigues.

Les entreprises européennes, elles, réclament un assouplissement de la réglementation. “Il y a une forte augmentation du fardeau réglementaire. De nombreuses entreprises nous disent qu’elles sont submergées. Certains l’appellent même le tsunami réglementaire”, s’inquiète Markus Beyrer de BusinessEurope. Au risque de perdre les meilleurs ? “Nous constatons qu’il y a malheureusement pas mal de départs vers d’autres régions où la réglementation est moins importante et plus permissive”, complète Stefano Mallia, président du Comité économique et social européen.

La fusion avortée entre Siemens et Alstom ne passe pas

Autre point noir : l’Europe ne parvient pas à créer de champions internationaux susceptibles de rivaliser avec la concurrence américaine et chinoise. Airbus, qui semble avoir gagné la bataille face à Boeing, est souvent cité en exemple. Mais sa création remonte maintenant au début des années 1970. La fusion avortée entre Siemens et Alstom en 2019, après un veto de la Commission européenne, reste en travers de la gorge de nombreux acteurs. “Il faut encore plus qu’avant se poser la question du bon combat. Empêcher la consolidation intra-européenne quand la bataille se joue entre des acteurs chinois et américains qui sont deux à trois fois plus gros n’a pas toujours de sens”, juge-t-on dans l’équipe d’Emmanuel Macron. Pour Markus Beyrer, “l’Europe doit avant tout repenser son approche quant à la taille nécessaire pour être compétitifs à l’échelle mondiale”.

Faute de financement européen suffisant, les entreprises prometteuses se tournent vers les Etats-Unis, voire s’installent définitivement de l’autre côté de l’Atlantique. “Pour la rédaction de mon rapport, je me suis rendu dans les 27 pays de l’Union européenne. Pendant cette tournée, cela m’a beaucoup agacé d’entendre de nombreux jeunes créateurs de start-up exprimer leur rêve de partir aux Etats-Unis plutôt que de rester en Europe. C’était comme une espèce de mantra”, raconte Enrico Letta, l’ancien Premier ministre italien, auteur d’un rapport sur le décrochage européen. Dans le document qu’il a remis aux Vingt-Sept, il préconise notamment la mise en place d’un marché de capitaux unique afin de mobiliser les capitaux publics et privés. “Le système financier européen est actuellement beaucoup trop fragmenté et repose davantage sur l’appui des banques. Aux Etats-Unis, les entreprises se financent beaucoup plus grâce au capital-investissement”, explique David Pinkus, économiste au sein du think tank européen Bruegel.

L’Allemagne et la France jouent les moteurs

A Bruxelles, le sujet avance à petit pas. “J’ai ressenti au dernier Conseil européen qu’il pouvait y avoir un consensus autour de ma proposition, avec l’idée de financer la transition par de l’argent public ou privé. Si on ne fait pas ça, on ne va pas réussir à tenir ensemble”, estime Enrico Letta. Fin juin, le prochain sommet dans la capitale belge sera l’occasion pour les Etats membres de s’accorder sur le programme stratégique de l’UE pour la période 2024-2029. Au cœur de cet agenda, un objectif aux airs de déjà-vu : mettre l’Europe dans les meilleures conditions pour redevenir “prospère et compétitive”. Il faudra s’abstraire de la tentative échouée de Lisbonne pour y parvenir.

Comme souvent, c’est l’Allemagne et la France qui jouent le rôle de moteur. Le 25 avril dernier, Emmanuel Macron a largement insisté, lors de son discours sur l’Europe à la Sorbonne – sept ans après le premier – sur le retard de compétitivité des industries européennes. “Le président de la République française a raison quand il dit que nous sommes devant un défi mortel en Europe. Il n’y a que deux issues : aller de l’avant ou décliner”, juge Enrico Letta. Fin mai, le chef de l’Etat et Olaf Scholz ont ensuite parlé d’une seule voix pour promouvoir l’union des marchés des capitaux.

“Cela fait vingt ans que l’on parle de ce sujet. Il faut maintenant avancer. Nous avons souvent eu des positions divergentes avec l’Allemagne. Mais quand nous arrivons à trouver un accord, c’est le plus souvent la bonne synthèse à appliquer au niveau européen”, indique un conseiller de l’Elysée. Avec un nouvel outil à portée de main : le “produit d’épargne européen”. Défendu vigoureusement par le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, il viserait à flécher le pécule des citoyens européens, trop souvent investi outre-Atlantique. Chaque année, ce sont pas moins de 300 milliards d’euros qui viennent financer les entreprises américaines. “Ce dispositif à la fois simple et bon marché se révélerait extrêmement puissant pour l’Europe”, veut croire David Pinkus.

Après la transition énergétique, l’IA

Ce dossier se révèle d’autant plus crucial qu’il va falloir accélérer les investissements dans la transition énergétique. Et de nombreux secteurs comptent sur un soutien. A commencer par le BTP. “Cette politique environnementale a créé de nouvelles opportunités pour le secteur. Il y a un potentiel énorme. Le gros souci reste la capacité des entreprises à répondre aux demandes. On constate, aussi bien du côté des Etats-Unis que de la Chine, que des plans à très long terme sont mis en place avec le soutien inconditionnel de fonds publics. Chose que l’on n’a pas au niveau européen”, déplore Domenico Campogrande, directeur général de la Fédération européenne de l’industrie de la construction.

De nombreux observateurs attendent ainsi de pied ferme la nouvelle Commission européenne. “Le prochain cycle sera crucial. Nous devons replacer le sujet de la compétitivité en tête de liste. La prochaine équipe aura un à deux ans pour créer le revirement et prendre les mesures nécessaires afin de faire de nouveau de l’Europe un excellent lieu d’investissement”, prévient Markus Beyrer. Après le rapport Letta, celui de l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, attendu dans les prochains jours, devrait accentuer un peu plus la pression sur l’exécutif de l’UE. “Il faudra que ce compte rendu soit repris et mis en œuvre”, espère Stefano Mallia, du Comité économique et social européen.

D’autant qu’en sus de la transition énergétique, l’Europe tente de se positionner comme un acteur majeur dans l’intelligence artificielle. “Il faut vraiment beaucoup d’argent pour investir dans la recherche et maintenir la position actuelle. On n’a pas beaucoup de grandes entreprises parce que l’Europe n’est pas assez intégrée”, relève Laurent Maurin, chef des études économiques de la Banque européenne d’investissement.

On constate déjà un retard à l’allumage. “Nous observons que le nombre d’entreprises qui mettent réellement en œuvre la technologie de l’IA est encore assez faible en Europe, de l’ordre de 10 à 15 %”, avance Bart van Ark de l’AMBS. Les conséquences peuvent être majeures. La situation est finalement comparable à la première vague numérique des années 2000 avec l’essor de l’ordinateur personnel et d’Internet. “Les Etats-Unis avaient alors obtenu de sérieux avantages en termes de productivité parce qu’ils mettaient en œuvre ces technologies”, poursuit l’économiste. Les Vingt-Sept sont prévenus, le train de l’IA est déjà en marche et il ne faudrait surtout pas le rater.

Source: Thibault Marotte

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