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Il est environ 18h30, ce 26 mai, lorsqu’un cortège policier passe la porte du 45 rue d’Ulm en petite foulée. Derrière les grilles, côté rue, plusieurs silhouettes à tote bag pressent le pas pour filmer la scène. Vingt minutes plus tard, la prestigieuse Ecole normale supérieure (ENS), occupée depuis quatre jours en soutien à la cause palestinienne, est évacuée par les forces de l’ordre (les locaux avaient été fermés moins de quarante-huit heures après le début de l’occupation). En cause notamment, selon un communiqué publié par la direction à 19 heures pétantes, la publication, sur le compte Instagram du groupe “ENS Ulm en lutte”, cœur battant du Comité de soutien au peuple palestinien de l’ENS, de “photographies et noms, recouverts de gouttes de sang, de certains membres du [conseil d’administration] de l’école”.

Comment cette institution, l’une des plus sélectives et prestigieuses de France, placée sous l’autorité directe du ministre chargé de l’Enseignement supérieur, a-t-elle pu, à son tour, rejoindre le cercle de moins en moins fermé des écoles sous occupation pro-palestinienne ? Mais surtout : comment la situation a-t-elle pu dégénérer aussi rapidement, sachant que Normale, élève modèle, semblait justement épargnée par les excès dont a pu pâtir Sciences Po ?

“Comme d’autres écoles prestigieuses, Normale s’est beaucoup internationalisée ces dernières années, ce qui a permis la pénétration de la culture des universités américaines et peut expliquer la sensibilité accrue de certains étudiants à la question palestinienne”, fait valoir Gilles Kepel, professeur des universités dont le master Moyen-Orient Méditerranée a été récemment supprimé à l’ENS. Mais pour ce grand arabisant, “la direction a sa part de responsabilités. Ce qui se voulait (sans doute sincèrement) un signal d’ouverture à l’égard des étudiants – à savoir des discussions avec les “leaders” étudiants et la mise en place de séminaires – a été perçu par ceux mobilisés comme de la mollesse. Ajoutez à cela le fait qu’avec la fin de l’année, la mobilisation à Sciences Po s’est tarie, et que l’ENS est une place symbolique : c’était une opportunité en or…”

Séminaire trouble

A écouter Frédéric Worms, philosophe et directeur de l’ENS, les échanges avec les élèves semblaient pourtant avoir démarré sous de bons auspices… “Après le 7 octobre, plusieurs étudiants sont venus nous voir dans un esprit de confiance avec des revendications, des demandes… Nous nous sommes donc mis d’accord sur un cadre à respecter, tant d’un point de vue légal qu’académique, en mettant en place des séminaires à vocation scientifique sur le sujet, qui serviraient de lieux de réflexion et de dialogue sur le sujet israélo-palestinien.” Ce spécialiste de Bergson détaille avec emphase le programme desdits séminaires : l’un, intitulé “Penser avec la Palestine” (mis en place par des étudiants, mais encadré par plusieurs départements), un autre, “Construire un discours commun israélo-palestinien” (“passionnant”), et un troisième, “Antisémitisme et philosophie”.

Mais selon certains étudiants et professeurs, l’un de ces programmes, “Penser avec la Palestine” se serait démarqué par le choix de ses invités – parmi lesquels Eyal Sivan, réalisateur israélien et coauteur d’Un boycott légitime ; Pour le BDS universitaire et culturel de l’Etat d’Israël (La Fabrique), ou encore Véronique Bontemps, anthropologue, chercheuse au CNRS, et signataire en janvier d’une tribune d’universitaires appelant à soutenir le boycott académique et à y participer… “Je ne comprends pas comment la direction a pu accepter la mise en place d’un séminaire comme celui-ci, ou en tout cas s’en satisfaire au vu du pedigree de ses invités, dont le militantisme propalestinien (et souvent antisioniste) est connu. Et je ne suis pas, moi-même, un militant, pour dire cela. Je suis juste un étudiant qui a Internet”, s’indigne Jonas*, un ancien élève de l’ENS de confession juive de 25 ans, lecteur régulier de la bibliothèque de la rue d’Ulm. “Certains invités ont peut-être, en parallèle de leur objet d’étude, une activité militante, reconnaît Frédéric Worms. Mais les départements se sont portés garants du sérieux des arguments scientifiques portés lors de ces événements.” “Tout le monde savait quel était le sous-texte de ce séminaire, s’agace encore Jonas. Sa mise en place, dotée du soutien de la direction, n’a pas’ouvert un débat’, ou apporté des éléments de réflexions académiques, mais galvanisé ceux qui allaient occuper l’école !”

Normaliens fantômes

2 500, c’est à quelques unités près le nombre d’abonnés, sur Instagram, du collectif “ENS Ulm en lutte”. C’est peu, dérisoire même, pour un groupe au socle d’abonnés vieux de plus d’un an et demi (à leur création, ils s’opposaient à la réforme des retraites). Trente, c’est le nombre de “J’aime” reçu par la page Facebook dédiée uniquement au Comité de soutien au peuple Palestinien – ENS, créée en février. Trente, c’est aussi l’estimation du nombre “d’étudiants” mobilisés lors de l’occupation du 21 mai, d’après l’ensemble des interlocuteurs de L’Express. Où sont passés ces normaliens “galvanisés” par le fameux séminaire “Penser avec la Palestine” ? Ont-ils jamais existé ?

Nous n’étions même pas certains de l’identité de ceux que nous avions en face de nous

“La rue d’Ulm est une petite bulle, explique Mathieu*, un étudiant de prépa rencontré sur les lieux plusieurs jours après l’évacuation. Pour être franc, les plus militants de l’école passent de cause en cause. Les visages, on les connaît. Mais quand l’occupation a commencé dans la cour des Ernest, je n’ai reconnu qu’une minorité de personnes.” Un autre, qui affirme soutenir les étudiants mobilisés, se veut formel : “La plupart étaient d’anciens camarades de lutte. J’en ai reconnu au moins six ou sept… Enfin, de sûr, cinq”. Au moins deux des étudiants – l’un muni d’un mégaphone – filmés par le média Blast dans une vidéo intitulée “Normale Sup : ‘L’élite’ du pays se révolte pour Gaza”, publiée le 27 mai, apparaissent aussi sur des publications du Comité de soutien à la Palestine de… Sciences Po.

La direction décrit un mouvement pour le moins désorganisé. “A chaque rendez-vous, le petit groupe qui venait porter les revendications du collectif auprès de l’établissement était différent du précédent. Nous n’étions même pas certains de l’identité de ceux que nous avions en face de nous”, avant de préciser : “L’occupation a été largement alimentée par des individus extérieurs à l’école, ce qui est déjà un problème. Mais il y a ‘extérieur’ (notamment des étudiants avec carte) et ‘très extérieur'”.

“Formation” BDS

Lors de l’occupation, le petit groupe semblait en effet jouir du soutien de nombreux organismes non-étudiants, tant politiques (Thomas Portes, député de la France insoumise, a fait le déplacement le 21 mai) qu’associatifs. A commencer par le collectif “Urgence Palestine”, qu’”ENS Ulm en lutte” a remercié sur Instagram pour “la nourriture, les sacs de couchage, et le soutien à l’occupation”. Ou encore l’organisation Samidoun, qui se présente comme un réseau de solidarité aux prisonniers palestiniens, dissoute en novembre dernier en Allemagne pour ses prises de position antisémites. Des tracts émanant de Samidoun étaient accrochés en guirlande dans la cour des Ernest durant l’opération…

A ce jour, les partenariats de l’université PSL (Paris Sciences Lettres, dont l’ENS est membre) avec des entreprises et universités israéliennes jugées “complices dans les violations du droit international et des droits humains” sont au cœur des revendications des étudiants. “Il y a toujours eu un noyau dur de revendications, mais elles se sont multipliées au fil du temps, jusqu’à cibler les partenariats de PSL, en faisant semblant de confondre l’ENS et cette dernière – dont nous sommes solidaires”, précise la direction.

Selon Frédéric Worms, l’école aurait refusé la tenue d’un événement impliquant la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), spécialiste du boycott de produits israéliens, ainsi que du boycott sportif, culturel et universitaire, malgré la demande du Comité de soutien au peuple palestinien de l’ENS. Mais de son côté, BDS France certifie que la campagne aurait donné une “formation” en décembre à un groupe d’étudiants, “qui se trouvent s’être regroupés en ce Comité de soutien à la Palestine de l’ENS”. Et ce, “dans leur local syndical car la direction leur avait refusé une salle. Je dirais que nos travaux qui documentent notamment les liens entre les universités israéliennes et l’armée israélienne leur servent de ‘ressources’, en quelque sorte”, se félicite notre interlocutrice. La direction de l’ENS assure pourtant ne pas avoir connaissance qu’un tel événement ait eu lieu dans l’école. Sollicité, “ENS Ulm en lutte” n’a pas répondu à L’Express.

En réalité, même l’une des rares actions coup de poing menées par le collectif aurait été soufflée… par un étudiant de passage lors de l’occupation, cour des Ernest. Tom*, rencontré rue d’Ulm, nous raconte, pas peu fier : “C’était le mardi, donc le premier jour. Un garçon m’a donné un tract en me demandant si je connaissais les liens entre PSL et certaines entreprises, alors j’ai répondu en lui faisant remarquer que Roland Lescure, ministre délégué à l’Industrie, devait justement donner une conférence au sein même de l’école le soir même. L’étudiant en question n’en avait aucune idée. Il m’a répondu surpris ‘Ah bon ? C’est super intéressant !’ et il est parti, sans doute pour prévenir les autres”. Le soir même, la conférence était perturbée, “maladroitement”, selon notre interlocuteur.

Nouvelle section de l’UEJF

Vrais-faux normaliens, vrais-faux plans d’actions… C’est pourtant ce mélange des genres qui a eu raison de la cérémonie de remise des diplômes de la promotion 2024, prévue le 24 mai dans l’enceinte de l’ENS. Adieu cocktail et petits-fours, à la place, les étudiants ont eu droit à une visite de l’exposition “A bras-le-corps” au Collège de France, lieu de remplacement, et à une nouvelle perturbation – notamment un discours “résolument militant”, selon nos interlocuteurs présents lors de l’événement. Ensuite, les versions divergent. Certains accusent la direction d’avoir applaudi l’allocution, ce qu’elle a réfuté dans un mail fleuve envoyé aux étudiants de l’ENS le 31 mai.

Picrocholin, le débat est révélateur du climat de défiance qui s’est installé dans les couloirs de Normale. “J’avais déjà été refroidi par l’incapacité de la direction à sévir depuis le début de l’occupation, face à des étudiants appelant à ‘l’intifada’… Mais l’absence de condamnation de la part de la direction face à ‘l’opération’ menée lors de cette cérémonie [au Collège de France], comme si tout était parfaitement normal, a achevé de me convaincre. Pour moi l’ENS, c’est fini”, assure Jonas. Signe des temps, une antenne de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), jusqu’ici totalement absente de l’école, devrait y être créée sous peu.

*Les prénoms ont été changés.

Source: Alix L’Hospital, Baptiste Gauthey

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